vendredi 17 février 2012

le Marcheur Evans



Si je devais établir une sorte de hiérarchie historique des photographes et artistes ayant le mieux saisi l'importance des cartes postales dans la formation du regard, je crois que Walker Evans serait une sorte de pionnier, de maître.
Dans ce superbe (et maintenant rare) livre, Walker Evans and the Picture Postcard, on découvre comment l'un des plus éminents photographes américains a dès son plus jeune âge accordé à la carte postale une importance méritée.
On voit aussi comment tout le long de sa vie et en parallèle avec l'établissement de son travail, il a défendu cet art parfois sous les sarcasmes amusés de ses confrères. Mais ce qui est encore plus étonnant c'est bien que ce qui constitue sa recherche correspond exactement à notre propre positionnement contemporain face à ce type d'images, tentant déjà à la fois de se réjouir d'une sorte de trivialité et d'une richesse inouïe.
La trivialité serait sur le versant de l'édition, de l'image de peu, de son accessibilité, comme si cette possibilité du partage des images causerait leur perte à l'univers de l'art. Mais cela tient également au contenu, aux lieux mêmes : une Amérique commune, celle traversée par des rues.
Mais la force de ces cartes postales est bien que, dans l'inventaire général de ce pays, elles produisent un effet de saisissement, un don d'ubiquité qui place l'ensemble d'un territoire dans une fragmentation de rectangles imprimés. L'Amérique y est comme inventoriée, fichée, décortiquée du moindre croisement de route, de gare minable du Middle East aux gratte-ciels new-yorkais. Puis dans cette masse, toujours et encore cette faculté et cette nécessité humaine de classer, ranger, répertorier à laquelle Walker Evans n'échappe pas...



Mais il y a aussi les images qui parlent de leur contenu. Il y a ces villes traversées en leur milieu par des rues boueuses, fabriquées de rien, de planches, dans lesquelles des silhouettes un peu loin donnent une échelle et rappellent la vérité. Et puis le commun de notre monde qui dès qu'il est photographié semble soudain magique, étrange jusqu'au rire ou à la tragédie de sa vulgarité.
Alors Walker Evans achète, lors de ses campagnes photographiques, des cartes postales et parfois les rapprochements entre ses propres photographies et ses cartes postales laissent dubitatif...





Il aime également qu'on lui en envoie, ne refuse rien et range méticuleusement les images. Il fait des conférences, publie ses cartes postales et écrit sur ses images. Il les défend...
Mais je crois aussi qu'il établit une sorte de prototype de collectionneur-photographe dont Tom Phillips serait l'héritier bien plus que Martin Parr : un amateur.
Ce que je veux dire c'est qu'il n'y a pas chez Evans de dédain vis-à-vis de son objet de collection. Il ne nous place pas en porte-à-faux mi-moqueur mi-envieux. Il aime.
Là où Parr joue à l'esthète capable de déceler dans cette catégorie des références à des écoles photographiques et semble rire sous cape de ce rapprochement sans tenter avec nous l'ombre d'une analyse ni même d'un éclaircissement de ses valeurs, Evans et Tom Phillips tout en étant amusés et intrigués tirent de l'objet, des images, une joie et surtout une position artistique qui donnent aux cartes postales une dimension documentaire, historique. D'une certaine manière, ils les sauvent.
Car tous deux y trouvent une sorte de justification, de reconnaissance à leur propre regard, une sorte d'ancêtre de l'image, utilisons un grand mot : un corpus. Et au lieu d'être effrayés que ce dernier soit populaire, commun, immense, et accessible à tous, ils en profitent, le travaillent au plus profond, l'analysent.
Il s'agit bien là du travail de l'artiste. Désolé pour vous Mister Martin Parr...
Alors j'ai trop peu de cartes postales en commun avec Walker Evans parce que ni mon territoire ni ma période ne le permettent. Et pourtant je pourrais dire que je ne fais finalement que le suivre tant les catégorisations sont identiques, tant le "ça" des images est commun. Et je me réjouis d'avoir trouvé une sorte de piédestal à ce travail et je m'autorise à penser que je suis derrière Walker Evans et derrière Tom Phillips. J'essaie comme eux d'être un marcheur d'images.
Maintenant faisons un petit tour dans ce beau livre :



Une photo d'Evans qui dit simplement l'attachement d'Evans aux cartes postales :
Postcard Display, 1941






Des photographies d'Evans tirées en cartes postales par le photographe :



Le livre présente aussi en fac-similé, les articles d'Evans dans la revue Fortune :



Regardons la collection :







Ce que Martin Parr appellerait boring postcard ...





et qui sont pour nous, si gripping !



Pour finir, la seule tentative de rapprochement presque réussie avec ma propre collection :




Walker Evans and the Picture Postcard
Steidl/The Metropolitain Museum of Art
Rosenheim
2009
isbn 978-3-86521-829-2